Rupture brutale des relations commerciales établies et action en responsabilité

LA RUPTURE BRUTALE DES RELATIONS COMMERCIALES RELEVE DE LA MATIERE CONTRACTUELLE

CJUE 14 juillet 2016, C-196/15, Granarolo SpA/Ambrosi Emmi France SA

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Par un arrêt du 14 juillet 2016, la Cour de Justice de l’Union Européenne a décidé, sur le fondement du règlement Bruxelles I, remplacé aujourd’hui par le règlement Bruxelles I bis, qu’une action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relations commerciales établies de longue date relevait de la matière contractuelle s’il existait entre les parties une relation contractuelle tacite.

Cette solution est à l’opposé de celle retenue par la Chambre commerciale de la Cour de cassation, selon laquelle la rupture brutale de relations commerciales établies constitue une action en responsabilité délictuelle.

Faits et procédure

Une société de droit français distribuait en France des produits alimentaires élaborés par une société de droit italien depuis environ 25 ans, sans contrat-cadre ni stipulation d’exclusivité. Par lettre recommandée en date du 10 décembre 2012, la société italienne a rompu ces relations commerciales avec effet au 1er janvier 2013.

La société française a, alors, assigné la société italienne devant le Tribunal de commerce de Marseille aux fins d’indemnisation de son préjudice sur le fondement de l’article L.442-6 I 5° du Code de commerce.

Le Tribunal de commerce de Marseille s’est déclaré compétent au motif que l’action avait un caractère délictuel et que le lieu de survenance du dommage, au sens de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I[1], était situé au siège de la société française où sont commercialisés les produits.

La société italienne a formé un contredit devant la Cour d’appel de Paris (par hypothèse compétente en vertu des règles de concentration juridictionnelle interne, voir infra) au motif que l’action en cause relevait de la matière contractuelle au sens de l’article 5, point 1 du règlement Bruxelles I et qu’ainsi le critère de rattachement était le lieu de livraison des marchandises, situé en Italie.

La Cour d’appel de Paris a saisi la Cour de Justice de l’Union Européenne (ci-après : « CJUE ») de l’interprétation du règlement Bruxelles I au regard de la nature de l’action indemnitaire pour rupture de relations commerciales établies de longue date.

Décision de la CJUE

Sans suivre les conclusions de l’Avocat général, la CJUE a répondu comme suit :

« L’article 5, point 3 du règlement […] [Bruxelles I] doit être interprété en ce sens qu’une action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relations commerciales établies de longue date […] ne relève pas de la matière délictuelle ou quasi-délictuelle au sens de ce règlement s’il existait, entre les parties, une relation contractuelle tacite, ce qu’il revient à la juridiction de renvoi de vérifier.»

Appréciation

La position européenne confirmée par la CJUE : qualification contractuelle

En présence de litiges intracommunautaires civils et commerciaux, les tribunaux internationalement compétents sont définis par le règlement Bruxelles I, remplacé depuis le 10 janvier 2015 par le règlement Bruxelles I bis.

Plus précisément, conformément à l’article 5, points 1 et 3 du règlement Bruxelles I (nouvel article 7, points 1 et 2 du règlement Bruxelles I bis), le tribunal compétent est, soit, celui du lieu d’exécution de l’obligation en matière contractuelle, soit, celui du lieu de survenance du fait dommageable en matière délictuelle.

Ainsi, le tribunal territorialement compétent diffère en fonction de la nature contractuelle ou délictuelle de l’action en justice.

C’est dans ce contexte que la Cour d’appel de Paris s’était  interrogée sur la nature de l’action indemnitaire fondée sur la rupture brutale des relations commerciales établies de longue date.

Il convient de rappeler que, conformément à l’article D.442-3 du Code de commerce, huit tribunaux de commerce en première instance (Bordeaux, Fort de France, Lyon, Marseille, Nancy, Paris, Rennes et Tourcoing) et la Cour d’appel de Paris en appel sont exclusivement compétents dans toute la France pour résoudre les litiges en matière de rupture brutale des relations commerciales.

Dans son arrêt du 14 juillet 2016, la CJUE a relevé, au préalable, que dans une partie importante des Etats membres, les relations commerciales de longue date sans contrat écrit pouvaient constituer une relation contractuelle tacite et relevaient ainsi de la responsabilité contractuelle.[2]

La CJUE considère finalement que toute rupture brutale des relations commerciales établies de longue date relève de la matière contractuelle sauf lorsqu’il n’existe aucune relation contractuelle tacite entre les parties (hypothèse qui nous semble rarissime en pratique).

La position de la chambre commerciale de la Cour de cassation : qualification délictuelle

Cette décision de la CJUE s’oppose à une jurisprudence de la chambre commerciale de la Cour de cassation selon laquelle :

« […] le fait, pour tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels, engage la responsabilité délictuelle de son auteur. »[3]

Cette jurisprudence a même été maintenue par la chambre commerciale de la Cour de cassation dans une espèce très récente et dont la publication est postérieure à la publication de l’arrêt de la CJUE.

Toutefois, la jurisprudence de la chambre commerciale ne fait pas l’unanimité au sein de la Cour de cassation puisque la première chambre civile semble considérer que la rupture brutale des relations commerciales relève de la matière contractuelle mais que l’article L.442-6 I 5° du Code de commerce s’applique comme loi de police.[4]

Dès lors, il sera très intéressant de poursuivre l’évolution jurisprudentielle des juridictions françaises et notamment de la chambre commerciale de la Cour de cassation qui devrait tenir compte de la solution rendue par la CJUE.

Soulignons finalement que la Cour d’appel de Paris, dans un arrêt en date du 5 décembre 2016 et par conséquent postérieur à la décision de la CJUE en date du 16 juillet 2016, a jugé, dans une autre affaire, que l’article L.442-6 du code de commerce relevait de la responsabilité délictuelle (au motif que : « les dispositions de l’article L.442-6 du code de commerce, qui sanctionnent une rupture brutale de relations commerciales, n’ont pas de lien direct avec la bonne ou mauvaise exécution du contrat, elles relèvent de la responsabilité délictuelle ») et que la loi applicable au litige était celle du lieu de survenance du dommage conformément au règlement Rome II relatif à la loi applicable aux obligations non contractuelles.[5]

[1] Règlement (CE) n°44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale

[2] Point 23 de l’arrêt.

[3] Cass. Com., 20 mai 2014, n°12-26.705, 12-26.970, 12-29.281 ; Cass. com., 18 janvier 2011, n°10-11.885.

[4] Cass. Civ. 1e, 22 octobre 2008, n°07-15.823 ; Cass. Civ. 1e, 8 juillet 2010, n°2010-012390.

[5] CA Paris, 5 décembre 2016, n°15/16766